Avant Venise

À six milles de Venise, sur une vaste étendue d'eau, se trouve une mystérieuse relique d'une époque révolue, le précurseur de Venise, Torcello. C'est ici, sur cette île isolée et négligée, que le destin de Venise a commencé avec la création d'un plan original d'elle-même, sous la forme d'une ville étincelante, qui a été impitoyablement négligée lorsque la ville des rêves, plus durable, a commencé son ascension vers l'immortalité après le Xe siècle. Seule la beauté des mosaïques de la cathédrale nous rappelle sa grandeur passée. Pourtant, il règne sur l'île une atmosphère particulière, une grandeur mélancolique, comme si elle attendait que le monde réveille la gloire de son passé. Ici, à l'air libre, loin des limites de la ville, la lumière unique de la Vénétie occupe le devant de la scène et toute la lagune est baignée d'une pure luminosité. C'est une scène de grands horizons où la mer et le ciel se confondent dans une piscine aux reflets d'arc-en-ciel. La lumière change continuellement et je suis bercé dans un état tranquille et hypnotique, perdu dans un autre monde de translucidité. Torcello se trouve au nord de ce paysage envoûtant. Elle est entourée de marais salés, entrecoupés de bancs de sable et d'îles minuscules, délimités par d'étroits chenaux d'eau. C'est un no man's land en sommeil, avec des herbes vertes et sans vie qui s'étendent mollement sur l'eau calme, interrompues seulement par des touffes de fougères sombres qui poussent à la surface de l'eau. C'est une vision authentique de ce qu'était Venise autrefois. Émergeant d'une masse de végétation verte, l'imposante tour de l'ancienne cathédrale de Torcello, la Santa Maria Assunta, se dresse. Placée de manière incongrue au centre de cette scène de désolation naturelle, elle semble symboliser l'emprise ténue de l'homme sur la nature. Torcello a été la première île à être colonisée dans la lagune, bien avant l'actuelle Venise. Ses origines sont fondées sur une série de révélations mystiques. Les habitants de la lagune étaient originaires de la ville romaine d'Altino, menacée au Ve siècle par les invasions barbares. Lorsque les hordes germaniques venues du nord s'approchèrent d'Altino, de nombreux habitants s'enfuirent, aveuglés par la terreur, mais certains restèrent sous la direction de l'évêque qui attendait l'inspiration divine. Après trois jours de prières intenses, l'évêque d'Altino entendit une voix semblable à celle du tonnerre dire : "Montez sur la tour et regardez les étoiles". L'évêque s'exécuta et monta sur la tour où il vit les étoiles du ciel disposées comme des îles dans une lagune. C'est ainsi que cette terre marécageuse inhospitalière devint leur destination la plus improbable. Après avoir établi leur nouvelle île et l'avoir baptisée Torcello (qui signifie "Tour et ciel"), ils eurent d'autres révélations miraculeuses. Le prêtre Mauro reçoit une série de visions, dont une du Christ, de Mère Marie et de divers saints. Le prêtre Mauro reçut une série de visions, dont celle du Christ, de la Vierge Marie et de divers saints, chacun demandant qu'une église soit construite en son nom. C'est ainsi que commença la création d'une ville splendide, tandis que des églises et des bâtiments surgissaient des îles marécageuses et des vasières, grâce à l'ingéniosité et à l'esprit pratique de ce peuple remarquable. Un écrivain du VIe siècle. Cassiodore. a magnifiquement décrit cette colonie unique : "C'est ici que se trouvent vos maisons, construites comme des nids d'oiseaux de mer, moitié sur la mer, moitié sur la terre". Jusqu'au Xe siècle, Torcello était le plus grand centre commercial de la lagune, avec ses palais, ses églises et même son grand canal. Comme la mythique Camelot perdue. Torcello offre un aperçu alléchant d'une utopie dorée, où s'est développée une hiérarchie sociale égalitaire, unique et progressiste pour l'époque. Cassiodore écrivait : "Il n'y a pas de distinction entre les riches et les pauvres, la même nourriture pour tous, les maisons sont toutes semblables et l'envie - ce vice qui gouverne le monde - est donc absente ici". Nous voyons ici les racines de la démocratie libérale qui devint l'une des caractéristiques de la République de Venise. À ses débuts, Torcello comptait environ 20 000 habitants, mais elle a connu un déclin après avoir été frappée par une série de catastrophes naturelles. Le port a été gravement endommagé par la formation de hauts-fonds et de barres de sable, la navigation autour de l'île devenant impossible. Les marécages se sont étendus et la nature a peu à peu reconquis la région. À partir du XIIe siècle, Torcello s'est rapidement détériorée, la malaria s'est répandue et la population s'est tournée vers la zone plus accessible autour du Rialto - le cœur de la nouvelle Venise spectaculaire qui émergeait alors. Aujourd'hui, Torcello est en grande partie désertée et il n'y a probablement pas plus d'une vingtaine de personnes qui y résident en permanence. L'atmosphère y est rustique et délabrée, avec quelques maisons disséminées dans la végétation luxuriante.